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Les animaux de Koadeg
​Chapitre 01

L'oiseau d’Huli chanta une nouvelle fois. Il était temps de se lever. Huli n'avait quasiment pas dormi. Toute la nuit il s'était imaginé la journée du lendemain, certainement l'une des plus importantes de sa vie. Sa dernière année d'école venait de s'achever et, dans quelques heures, il allait choisir le métier qu'il exercerait pour le restant de ses jours.

L'oiseau reprit un peu plus fort ; Huli pivota vers sa table de chevet et souleva le petit gobelet en terre cuite qui y était posé. Trois lucioles en sortirent alors et s'envolèrent vers le plafond pour éclairer la petite chambre à coucher. Il s'assit sur son lit, attrapa dans la poche de son pyjama un sachet de graines qu'il tendit au moineau. Il se leva, se dirigea vers un petit renfoncement dans lequel était posé un seau de bois rempli d'eau, y plongea les mains et s'aspergea la gueule. Ce doux rêveur avait toujours eu du mal à s'activer au réveil et ce jour, aussi important qu'il était, ne faisait pas exception. Il retira son pyjama, enfila le short bleu et la chemise blanche en soie d’araignée que sa mère lui avait offerts pour l'occasion, puis s'observa quelques instants dans le miroir accroché à la porte de sa chambre. Il se trouva plus élégant que jamais mais remarqua qu'un aliment de la veille lui était resté coincé entre les crocs. Il se lécha les babines et fit disparaître l'importun.

Huli Sabot était un jeune animal à tête de renard d'une quinzaine d'années. Il avait au derrière une jolie queue rousse de la même couleur que sa fourrure. Son ventre et son menton étaient recouverts d'un pelage blanc, ses mains et ses pieds d'un pelage noir donnant l'impression qu'il portait gants et bottes. Ses petits yeux jaunes reflétaient parfaitement sa vive intelligence. Quelques poils blancs perdus au milieu des roux dessinaient au-dessus de ses yeux de gros sourcils qui souvent trahissaient ses émotions. Deux grandes oreilles blanches bordées de roux dominaient le haut de son crâne.

Il était particulièrement fier de ses oreilles, ou plutôt de son oreille. Car s'il n'avait pas été très brillant à l'école, il était passionné de musique et avait longuement étudié le répertoire de son village. Il savait jouer plusieurs instruments et connaissait de nombreuses chansons. Vivre de sa passion était son plus grand rêve et il avait passé, durant cette dernière année d'école, plusieurs auditions dans l'espoir de rejoindre de prestigieux orchestres. Aujourd'hui, enfin, il obtiendrait la réponse à toutes ses attentes. Il ouvrit la porte de sa chambre et emprunta la galerie qui menait à la salle de vie.

Huli vivait chez ses parents dans un trou individuel, une habitation souterraine bon marché dont la pièce principale, souvent étroite, faisait office d'entré, de cuisine, de salle à manger et même de salon.
Lorsqu'il y entra, le renard tomba sur sa mère qui l'attendait de pied ferme. Elle lui avait préparé son petit déjeuner préféré. Ravi, il s'empressa de s’asseoir à côté de son père qui lisait le journal.

« Alors Huli, c'est le grand jour ! Pas trop stressé ? lui demanda sa mère en s'attablant auprès d'eux.
 »

Le jeune mâle, la bouche pleine, répondit non de la tête.

« Pourtant, tu devrais, ton père et moi sommes très inquiets pour toi. Nous espérons que tu choisiras un bon métier... »

​Pour les parents d'Huli, un bon métier était un métier tranquille, répétitif et sans surprise : son père travaillait dans l'administration de la petite mairie du village et sa mère nettoyait l'intérieur des habitations des villageois les plus aisés. Aucun d'eux n'avait jamais nourri la moindre ambition : tout ce qui importait à leurs yeux était leur sécurité. Évidemment, ils tenaient tout de même à vivre dans un minimum de confort ; mais, comme ils avaient toujours vécu de façon modeste, ils se contentaient de peu.

« Mon fils, même si tes résultats aux examens de fin d'année sont loin d'être brillants, il existera toujours pour toi un métier sans danger et pas trop désagréable, j'en suis certain, affirma le père qui essayait de se rassurer. »

Ce n'était pas évident d'avoir pour parents deux lapins ! Ils avaient la réputation d'être extrêmement peureux. Huli ne pouvait qu’adhérer à ce préjugé car durant toute son enfance, ils avaient été tellement inquiets pour lui qu'ils lui avaient à peu prêt tout interdit. Il était peu courant pour un couple de lapins de n'avoir qu'un seul petit, mais l'éducation de leur renard avait été pour eux une telle source d'angoisse qu'ils avaient décidé depuis bien longtemps de ne pas avoir d'autres enfants.

Huli avala rapidement son petit déjeuner et réunit tout son courage pour prononcer à haute et intelligible voix :

« En fait, j'espère qu'ils me proposeront de rejoindre un des grands orchestres. Je veux devenir musicien professionnel. 

— Ah, non ! Encore cette lubie, tu n'as plus dix ans ! vociféra le père en froissant son journal. Sois un peu réaliste, tu as vraiment envie de vivre ta vie sur les routes ? C'est extrêmement dangereux. Et si l'orchestre pour lequel tu travailles n'a plus de succès, tu te retrouveras à la rue.

​— Je m'en moque, je veux tenter ma chance.

— Si tu fais ça, nous ne ferons plus rien pour toi et si un jour tu as des problèmes, il ne faudra pas compter sur nous pour t'aider. Si tu fais ce choix malgré le souci que cela va nous causer, à nous tes parents, c'est vraiment que tu ne nous aimes pas.

— Mais non pas du tout, je veux seulement vivre ma propre vie, celle dont je rêve !

— Tu dis ça parce que tu es jeune. Tu ne te rends pas compte des dangers de la vie.

— Là, je ne peux pas te contredire, vous ne m'avez jamais laissé faire quoi que ce soit. Résultat je ne connais rien à rien. La musique, c'est tout ce que j'ai.

— C'est tout ce qu'il a ! Tu entends ça, Caline ? Si on avait su que te laisser faire de la musique pouvait représenter un tel danger, crois-moi, mon bonhomme, ça fait bien longtemps qu'on t'aurait interdit d'en faire.

— Allons, mon chéri, tu y vas tout de même un peu fort, tempéra la maman. Je suis sûr que notre grand garçon saura être raisonnable. Nous l'avons bien éduqué. Il saura prendre la bonne décision, c'est certain. »

​Le père, bougon, mit alors fin à la discussion en prétendant se replonger dans son journal tout froissé. Huli, qui avait bien compris le message, se prostra dans le silence et deux grosses larmes roulèrent le long de ses joues. C'est dans cette atmosphère de plomb que l'on frappa à la trappe.

Huli se leva aussitôt, embrassa sa mère et alla ouvrir. Une fois dehors, la lumière du jour éblouit le jeune renard qui mit quelques instants avant de reconnaître le visiteur. C'était Anatole, l'écureuil avec qui il avait fait un nombre incalculable de bêtises. Puni à de maintes reprises par ses professeurs, Huli avait eu, durant toute sa scolarité, un comportement inapproprié qui avait fortement perturbé ses apprentissages et fait de lui un irrécupérable cancre.

« Salut Huli ! Ben dis donc, t'en as une sale tête. T'as pas dormi ou quoi ? Eh... mais attends... T'as pleuré, non ? » se moqua Anatole.

Huli ne répondit pas. Toujours furieux de la discussion qu'il venait d'avoir avec son père, il n'apprécia pas les sarcasmes de son ami. Il prit donc le chemin de l'école pour la dernière fois de sa vie sans attendre ni saluer son compagnon. Anatole, surpris par cette réaction, le rejoignit en tentant de s'excuser.

« Désolé, je ne voulais pas te vexer. C'est-à-dire qu'en venant ce matin je m'attendais à te trouver excité comme une puce ! Alors te voir en dépression, ça surprend.

— Je me suis encore pris la tête avec mon père. Jamais il ne me laissera prendre mes propres décisions !

— Qu'est-ce que tu racontes ? Le choix que tu feras aujourd'hui est le tien. Tes parents n'ont pas leur mot à dire. Tu te rends compte ? Le métier que tu feras pendant toute ta vie ! Tu ne peux pas abandonner ton rêve de devenir musicien juste parce que ça ne plaît pas à papa poltron et maman froussarde ! »

​Anatole ne comprenait pas bien pourquoi Huli donnait encore tant d'importance à ces interdictions. Contrairement à son ami, lui avait des parents très permissifs et rarement présents. Finalement, il ne les connaissait que très peu. En fait, il les considérait comme de véritables héros : les histoires de leurs aventures dans la forêt profonde lui avaient toujours inspiré une immense admiration. Son père, un blaireau et sa mère, une oursonne, travaillaient tous les deux dans une entreprise de transport de marchandises. Ils étaient très souvent en mission et n'avaient pu, de ce fait, s'impliquer réellement dans l'éducation de leurs enfants. Ne les voyant pratiquement jamais, ils ne voulaient pas sacrifier les quelques jours qu'ils passaient tous ensemble à les réprimander, et fermaient donc les yeux sur les bêtises de leur nombreuse progéniture. Élevé par ses frères et sœurs, qui n'avaient jamais reçu d'éducation convenable eux-mêmes, Anatole avait toujours été considéré comme un petit voyou. Car oui, il était petit. Il faisait pratiquement une tête de moins qu’Huli qui déjà n'était pas grand. Son pelage roux vif, sa longue queue touffue, sa tête toute ronde, ses petites oreilles pointues et ses grands yeux noirs soulignaient sa personnalité survoltée. Il était toujours en tension, animé d'une énergie hors du commun. Extrêmement vif et agile, plus d'une fois il s'était sorti de situations périlleuses. Il n'avait pas froid aux yeux et était toujours partant pour faire les quatre cents coups.

​« En tout cas, moi je suis ravi. Je n'ai qu'à dire, « je veux devenir transporteur de marchandises » pour faire le métier qui me plaît. Personne ne veut faire ce boulot. Il leur manque toujours de la main d’œuvre, je suis certain de réaliser mon rêve. 

— Toi, tu as toujours eu de la chance, répondit Huli un peu jaloux de son ami pour qui rien ne semblait jamais compliqué. »

Les deux compères quittèrent Frênebois, le quartier où ils vivaient. C'était une zone d'habitations plutôt pauvres réunissant une centaine de trous, tous identiques. Pour rejoindre Racinevive, leur école, les deux acolytes traversèrent le quartier d'Herbetronc puis le marché de la Souche qui n'était pas encore très fréquenté à cette heure-ci et arrivèrent enfin devant leur établissement scolaire. Ils retrouvèrent, devant les portes encore closes du gros arbre creux, leurs anciens camarades de classe qui, comme eux, attendaient sous le porche de connaître leur futur métier.

Huli et Anatole n'étaient pas très appréciés de leurs condisciples. Ils étaient même plutôt craints. C'est pourquoi l’accueil qu'ils reçurent fut des plus glacial. Un petit hérisson nommé Picotin s'aventura à leur décocher un timide « salut » alors que tous les autres ne leurs lancèrent que des regards en biais chargés de mépris.

Après quinze petites minutes d'attente un ours brun de forte corpulence suivie d'une petite troupe firent leur apparition. C'était M. Roux, le directeur de l'école, accompagné de son administration et de quelques professeurs. Les élèves s'écartèrent pour laisser à la petite assemblée l'espace qu'elle exigeait. M. Roux se détacha légèrement de son escorte et se lança dans un de ses grands discours.

« Chers élèves de Racinevive, ou plutôt, devrais-je dire, « anciens élèves » ; ce jour est le vôtre. Le temps de l'enfance est maintenant révolu et l'âge adulte sur le point de débuter. Pendant ces dix dernières années d'école, nous vous avons transmis nos connaissances, notre rigueur et notre discipline. »

A ces mots, Huli et Anatole se regardèrent mutuellement et ne purent s'empêcher de ricaner bêtement. M.Roux, qui remarqua les deux trublions, reprit : « Hélas, force est de constater que cet enseignement échappe encore à certains. Mais je peux vous dire avec certitude que dans peu de temps ces personnes regretteront amèrement ne pas avoir su saisir la main que cette école leur a si gracieusement tendue. »

Tous les anciens élèves, qui savaient pertinemment à qui s'adressaient ces quelques mots, se tournèrent vers les deux compères pour observer leur réaction. Huli bouillait de colère. Vous verrez, un jour je serai un grand musicien et c'est vous qui regretterez de m'avoir considéré comme un minable, pensait-il. Anatole, quant à lui, certain d'obtenir la place qu'il désirait, leur fit son plus beau sourire.

« Par ailleurs, votre promotion est aussi la plus brillante de ces vingt dernières années, reprit le directeur. Certains accéderont probablement à des postes administratifs importants, peut-être même l’un d’entre vous me remplacera-il un jour à la tête de cette école ! »

Les bons élèves, qui se sentaient concernés par ce subtil trait d'humour, gloussèrent en cœur. Tous ces petits effets étaient la spécialité du directeur qui, depuis toujours, se targuait d'avoir de l'esprit.

« Enfin... trêve de plaisanterie. Vous êtes tous impatients de connaître votre avenir. Je ne puis vous faire attendre davantage. Mme Clapotis, ma secrétaire, que vous connaissez bien, va vous appeler trois par trois. Comme vous vous en doutez, seront appelés en premiers les élèves les plus brillants et en dernier ceux qu'on ne regrettera pas mais qui, eux... nous regretteront, dit-il en souriant. Lorsque vous entendrez votre nom, vous viendrez me voir et je vous indiquerai le bureau où vous devrez vous rendre. C'est là que vous attendra un représentant de la capitale qui, en fonction de vos résultats, vous proposera différents métiers. J'espère que vous avez déjà bien réfléchi à ce que vous désirez faire. Je vous rappelle que ce choix vous engage à vie. Il est donc essentiel pour vous de faire le bon. Il arrive que certaines personnes se trompent de voie et finissent par ne convenir à aucun employeur. Elles se retrouvent alors sans travail et sont parfois même obligées de mendier. Vous savez tous qu'aujourd'hui changer de métier est considéré comme un miracle, alors ne vous trompez pas ! »

Comme son auditoire était devenu livide, Mr Roux tenta de le remettre en confiance afin d'achever son discours sur une note positive.

« Quoi qu'il en soit, vous avez tous reçu l'enseignement et les conseils qui vous permettront de réussir quelle que soit votre situation. » Il se tourna alors vers sa secrétaire : « Bon, très bien... Mme Clapotis, s'il vous plaît, c'est à vous. » La secrétaire, une hérissonne d'une quarantaine d'années, ouvrit une petite enveloppe et en sortit une feuille qu'elle déplia consciencieusement. Après s'être éclaircie la voix, elle appela les trois premiers noms : « Astuto Lenoir, Lisa Rossignol et Corentin Lebon ». Personne ne fut surpris de voir appeler le loup, la biche et le crapaud qui durant toute leur scolarité avaient fait la fierté de leurs professeurs. Huli et Anatole observaient les trois jeunes animaux saluer un par un M. Roux. Tout en leur serrant la main, il leur révélait le numéro du bureau où ils devaient aller. Une fois informés, les trois bons élèves qui étaient sur le point d'entrer dans l'école furent arrêtés par leurs professeurs. Ils entamèrent alors une longue discussion et ne purent entrer qu'après les avoir convaincus de la pertinence de leurs choix.

Au bout de vingt minutes, ils ressortirent tout sourire, une feuille à la main. Les trois nouveaux diplômés rejoignirent leurs camarades et leur racontèrent leur entretien. Mais, déjà, madame Clapotis appelait trois autres noms et la même scène se répéta.

Huli et Anatole, estimant le nombre d'élèves présents et sachant bien qu'ils seraient appelés parmi les derniers, constatèrent avec effroi qu'ils ne passeraient pas avant le début de la soirée.

Au bout de quatre heures d'attente, ils n'avaient toujours pas entendu leurs noms et la faim commençait à les tirailler. Lorsque Annabelle, Jules et Damien sortirent de l'école, le directeur décida qu'il était temps de faire une pause pour se restaurer. « Nous reprendrons dans une heure », déclara-t-il en se frottant la panse.

Huli et Anatole retournèrent au marché de la Souche pour s'acheter de quoi manger. Ils n'avaient en poche qu'un gland d'argent et trois de cuivre : juste de quoi s'acheter les deux belles pommes rouges qu'un petit marchand leur proposa. C'est en dégustant son fruit qu'Huli prit sa décision :

« Même si mes parents me renient, même s'ils décident de me mettre à la porte, je vais quand même choisir la musique. Si je ne le fais pas, je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours.

— Évidemment, espèce d'idiot ! », approuva Anatole.

Quand ils retournèrent devant l'école, les appels avaient déjà repris. Les anciens élèves comme les professeurs étaient deux fois moins nombreux, signe que les choses avançaient malgré tout.

C'est au bout de la troisième fournée de l'après-midi qu'Anatole eut la bonne surprise d'être appelé. Il se dirigea vers le gros ours, lui serra la main, comprit où il devait se rendre, passa rapidement le petit barrage d’enseignants et entra dans l'école. Cinq minutes plus tard, on le vit ressortir, sa feuille à la main.

« Ça y est, je suis transporteur de marchandises, et dans la même entreprise que mes parents ! C'est le plus beau jour de ma vie !, confia-t-il à Huli amusé par la tête qu'avaient tirée les autres en voyant l'écureuil ressortir aussi vite de l'école. »

Trois longues heures s'écoulèrent encore. Les derniers appelés avaient mis plus d'une heure à ramener leur feuille. Maintenant qu'il était passé, Anatole n'en pouvait plus d'attendre et finit par abandonner son ami pour aller fêter sa nouvelle vie avec ses frères et sœurs.

​Désormais seul, Huli sentit soudainement son corps s’engourdir. Fatigué d'attendre, il s'allongea dans un coin douillet et ferma les yeux. Se laissant doucement envahir par le sommeil, il rêva de sa future vie. Il s'imaginait en musicien émérite accompagnant les plus grandes célébrités. En grand compositeur, il écrivait les mélodies que toute la forêt fredonnait. Il voyageait dans toutes les villes et villages et conquérait la capitale. Tout le monde connaissait son nom et le scandait à tue-tête : « Hu-li Sa-bot ! Hu-li Sa-bot ! Hu-li Sa-bot... »

« Huli Sabot ! Huli Sabot, réveillez-vous ! ». Il entrouvrit les yeux et reconnut M. Roux.

« C'est sans surprise que je vous retrouve à roupiller ! Vous êtes vraiment la honte de cette école. Allez, debout ! C'est à vous. Comme vous devez vous en douter, vous êtes le dernier. Tout le monde est rentré chez soi. Allez au bureau numéro six, je crois que Mme Griset y est encore. Allez, on s'active ! »

Huli se leva lentement et s'aperçut qu'il faisait déjà pratiquement nuit. Plus personne ne se tenait devant le porche : ni professeurs, ni anciens élèves.

Le renard entra dans l'école. Le hall était très sombre. Comme il était déjà tard, seul un mince filet de lumière passait par les étroites fenêtres qui constellaient le tronc. C'est presque à l'aveugle qu'il grimpa l'escalier menant au bureau numéro six. Arrivé devant la porte de celui-ci, il frappa timidement.

« Entrez ! », lui répondit sèchement une petite voix autoritaire.

Une fois à l'intérieur, une rate tirée à quatre épingles le dévisagea, debout derrière un grand bureau. Visiblement sur le départ, elle rangeait une montagne de dossiers dans un grand cartable en toile de chanvre. Huli se demanda s'il ne s'était pas trompé d'endroit.

« Oui, que puis-je pour toi ? demanda-t-elle agacée.

— Excusez-moi Madame, Monsieur Roux m'a dit de venir vous trouver pour choisir ma future profession et...

— Ah ! C'est toi le dernier, l'interrompit-elle. Tout le monde croyait que tu étais parti. Où donc te cachais-tu ?

— J'étais... Je...

— Oui ? »

La petite rate, par son aplomb, intimidait le renard. N'étant pas encore bien réveillé, il ne trouvait pas d'histoire à inventer pour excuser son absence.

« Je m'étais endormi sous un buisson, avoua-t-il de façon à peine audible en regardant ses pieds.

— Tu t'étais quoi ? Endormi sous un buisson ? Un jour comme celui -ci ? Alors ça ! En vingt ans de carrière, j'ai jamais vu ! »

Puis elle se remit à ranger ses papiers sans lui prêter plus d'attention.

« Je voudrais devenir musicien, dit-il maladroitement pour relancer la conversation.

— Et moi, j'aimerais être très loin de ce bled paumé à perdre mon temps avec un minable dans ton genre. Il n'y a bien que dans des patelins comme Petitbuisson qu'on tolère encore qu'un idiot comme toi vienne nuire au bon fonctionnement d'une école. Malheureusement pour toi, en t'attendant, j'ai eu tout le temps d'éplucher ton dossier. Sacré palmarès ! On frise le zéro absolu, autant pour tes résultats scolaires que pour ton comportement ! Ma foi, tu es un sacré numéro ! Mais, qu'en plus, tu oses te présenter à moi après une bonne sieste, en me demandant avec ton petit air penaud « j'aimerais devenir musicien », voilà qui fait de toi un cas vraiment exceptionnel ! sermonna-t-elle. Et à cas exceptionnel, mesure exceptionnelle : je ne peux décemment pas te présenter à un employeur, cela discréditerait totalement notre institution. »

Huli se mit à trembler. Cette Mme Griset ne blaguait pas. Il avait souvent été réprimandé par ses parents ou ses professeurs auparavant, mais jamais on ne lui avait parlé ainsi. Des punitions, il en avait reçues des centaines et plus encore, mais jamais celles-ci n'avaient eu d'incidence sur son avenir. Ses enseignants, même s'ils le trouvaient souvent insupportable, avaient pour lui de l'affection. Ils avaient su reconnaître en lui sa grande sensibilité et sa gentillesse. Si Huli ne pouvait pas s'empêcher de faire continuellement des bêtises, il savait aussi être respectueux des autres : jamais il ne s'était battu avec un camarade ; il avait un grand sens du partage et rendait souvent de précieux services.

Aujourd'hui, tout était différent. La représentante de la capitale ne le connaissait qu'à travers ses défauts. Elle ne voyait en lui qu'un personnage nuisible dont il fallait se débarrasser. Huli, l'ayant bien compris, tenta de l'attendrir un peu.

« Je fais de la musique depuis tout petit et j'ai toujours rêvé d'être musicien. Dans vos dossiers, tout est vrai. Je suis nul à l'école, je ne sais pas bien me tenir en classe, mais je pense que vous avez également pu lire les résultats de mes auditions. Vous avez dû reconnaître en moi certaines qualités. On ne peut pas étudier la musique sans discipline ni rigueur. Moi, pour apprendre, j'ai besoin d'être passionné. Dans cette école, je n'ai malheureusement jamais réussi à m'intéresser à ce qui était enseigné.

— Quelle arrogance ! l’interrompit la rate. Si c'est ainsi que tu penses pouvoir me faire changer d'avis à ton sujet, tu te mets le doigt dans l’œil ! J'ai effectivement vu tes résultats aux auditions. C'est mieux que le reste, je te l'accorde. Mais penses-tu qu'il soit logique pour moi de récompenser un individu qui, durant ses dix années d'études, n'a pas cessé de rejeter l'école ? Eh bien, je vais te dire, aujourd'hui, c'est l'école qui te rejette. Voilà, je pense que c'est un juste retour des choses. Maintenant rentre chez toi, tu n'as plus rien à faire ici !

— Mais si je repars d'ici sans emploi, je vais me retrouver à la rue !

— A la rue, oui, sans aucun doute ! Sois positif, tu pourras utiliser tes maigres talents de musicien pour faire la manche. »

Devant tant de méchanceté, Huli se décomposa. Ses tremblements s’amplifièrent et de chaudes larmes coulèrent le long de ses joues. Il vivait un véritable cauchemar.

« Ah non ! Ce n’est pas la peine de pleurnicher : tu aurais dû t'y attendre ! Maintenant, tu as toute ta vie pour regretter, c'est tant pis pour toi. Allez ouste ! »

L'employée du ministère se remit à ranger sa paperasse comme si de rien n'était. Huli n'arrivait pas à comprendre pourquoi tout cela lui arrivait. Tout était devenu irréel. Ne sachant plus quoi faire, il restait là immobile, vide. Pendant ce temps Mme Griset remplissait tranquillement son cartable. Puis lorsqu'elle se saisit d'un petit dossier bleu, elle s'arrêta net en en lisant le titre. Elle l'ouvrit, lut la première page et leva la tête en direction du renard.

« Tu as de la chance, j'ai changé d'avis! » lui dit-elle avec un grand sourire. Elle lui tendit une plume et une des feuilles du dossier.

« Signe en bas » lui ordonna-t-elle. Huli, piégé, n'avait pas d'autre choix que d'obéir. Il prit donc la plume, puis la feuille, sur laquelle il inscrivit son nom. La rate la lui reprit vivement des mains et lui en tendit une autre.

​« Celle-ci est pour toi. Tu te présenteras demain, sept heures, devant les greniers de ton quartier, muni de cette convocation. Tu partiras alors dans la forêt profonde pour une mission de trois mois comme transporteur de marchandises. Ne te réjouis pas pour autant, c'est un métier extrêmement physique et dangereux. Je ne suis pas sûre que tu en sois capable, mais dans ce domaine on manque cruellement de main d’œuvre. Même un incapable de ton espèce pourrait être utile. Maintenant, du balai ! »

​Huli quitta le bureau complètement abattu et prit le chemin du retour. Une fois chez lui, il retrouva ses parents qui s'empressèrent de lui demander quel métier il avait finalement choisi. « Transporteur de marchandises », leur répondit-il en descendant dans sa chambre où il s'enferma à double tour. Épuisé, le renard s'endormit d'un sommeil de plomb et n'entendit même pas son père hurler en tapant à sa porte. Le lendemain, une nouvelle vie commencerait.
   
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